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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


136

Quand je serai mort, aplanissez aussitôt au niveau du sol la poussière de ma tombe, et faites que je serve ainsi d’exemple aux hommes[1]. Ensuite, pétrissez avec du vin la terre de mon corps et faites-en un couvercle de jarre[2].


137

Ô Khèyam ! bien que la roue des cieux ait, en dressant sa tente[3], fermé la porte aux discussions, (il est évident cependant) que l’échanson de l’éternité (Dieu) a produit, sous forme de globules de vin, dans la coupe de la création, mille autres Khèyam semblables à toi[4].


138

Livre-toi à la gaieté, car le chagrin sera infini. Les étoiles se réuniront encore sur un même point du firmament[5], et les briques que l’on fera de ton corps serviront à construire des palais pour d’autres.


139

Passe joyeusement ta vie, car bien d’autres voyageurs défileront par ce monde ; l’âme criera après le corps dont elle sera séparée[6], et ce crâne de la tête, siège des passions, sera foulé aux pieds des potiers.

  1. Khèyam, convaincu du néant de la matière, exprime le désir qu’après sa mort il ne reste pas le moindre vestige de son passage sur ce globe, pas même cette petite proéminence de terrain qui indique dans un cimetière la présence d’une tombe. Il veut en cela servir d’exemple à ceux qui lui survivent.
  2. En Perse, où l’usage des tonneaux est complètement inconnu, on garde le vin dans des jarres faites en terre cuite. On les recouvre avec un couvercle également en terre cuite que l’on raffermit simplement avec de la boue. Khèyam veut qu’on le fabrique avec la poussière de son corps.
  3. Imagination bizarre de notre poète, qui compare le firmament à une tente qui entoure la terre et qui dérobe aux humains les mystères de la création, fermant ainsi la porte à toute discussion sur ce sujet.
  4. Allusion à l’éternité du inonde et à la brièveté de la vie des hommes, que le poète compare, à cause de leur fragilité, à ces petits globules qui disparaissent presque aussitôt qu’ils se forment dans la coupe , lorsqu’on y verse du vin.
  5. [Texte en persan], conjonction des planètes. Suivant les astrologues persans, la réunion de deux ou de plusieurs planètes sur un même point du firmament pronostique toujours un grand événement : ou un bouleversement du globe terrestre, ou l’apparition de quelque prophète. Le déluge universel, la venue de Moïse, la naissance de Jésus-Christ, etc. ont été précédés de ces sortes d’avertissements célestes. (Voyez note 1, quatrain 50 ; voyez aussi D’Herbelot aux mots keran et zerdascht.) Par ce quatrain, Khèyam fait allusion à l’éternité du monde. Le chagrin, aussi ancien que lui, ne cessera pas, selon notre poëte, d’être son compagnon inséparable. Des révolutions sans nombre se succéderont sur cette terre, des déluges reviendront l’inonder, des prophètes y prêcheront des religions diverses, etc. Sage est celui qui ne s’en préoccupe pas, et qui, affranchi ainsi de tout souci, vide la coupe de l’amour divin.
  6. Allusion comique au jour de la résurrection, où les âmes appelleront leurs corps pour y rentrer et se présenter ensuite à la Divinité, qui les jugera.