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AURORE

est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperies de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. Et ensuite : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas, l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien : pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance à la façon du premier, c’est-à-dire, dans l’esprit de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et en tous les cas d’une haute utilité générale. — Je nie donc la moralité comme je nie l’alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles. — Je nie de même l’immoralité : non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi — en admettant que je ne sois pas insensé —, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales ; de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir — pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir.