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AURORE

se trouvent placés l’ascète et le martyr ; il éprouve la plus grande jouissance, justement par suite de son aspiration à la distinction, à subir lui-même ce que son opposé sur le premier degré de l’échelle, le barbare, fait souffrir à l’autre, devant qui il veut se distinguer. Le triomphe de l’ascète sur lui-même, son œil dirigé vers l’intérieur, apercevant l’homme dédoublé en un être souffrant et un spectateur et qui, dès lors, ne regarde plus le monde extérieur que pour y ramasser, en quelque sorte, du bois pour son propre bûcher, cette dernière tragédie de l’instinct de distinction, où il ne reste plus qu’une seule personne qui se carbonise en elle-même, — c’est là le digne dénouement qui complète les origines : dans les deux cas un indicible bonheur à l’aspect des tortures ! En effet, le bonheur considéré comme sentiment de puissance développé à l’extrême ne s’est peut-être jamais rencontré sur la terre d’une façon aussi intense que dans l’âme des ascètes superstitieux. Les Brahmanes expriment cela dans l’histoire du roi Viçvamitra qui puisa dans les exercices de pénitence de mille années une telle force qu’il entreprit de construire un nouveau ciel. Je crois que, dans toute cette catégorie d’événements intérieurs, nous sommes maintenant de grossiers novices et de tâtonnants devineurs d’énigmes ; il y a quatre mille ans on était mieux au fait de cette maudite subtilisation de la jouissance de soi. La création du monde fut peut-être alors figurée par un rêveur hindou comme une opération ascétique qu’un dieu entreprend sur lui-même. Peut-être ce dieu voulut-il s’enfermer dans la nature