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AURORE

il demande à être satisfait — ou à exercer sa force, ou à la satisfaire, ou à remplir un vide — tout cela est dit au figuré — : il examinera chaque événement du jour pour savoir comment il peut l’utiliser, en vue de remplir son but ; quelle que soit la condition où se trouve l’homme, qu’il marche ou qu’il se repose, qu’il lise ou qu’il parle, qu’il se fâche ou qu’il lutte, ou qu’il jubile, l’instinct altéré tâte en quelque sorte chacune de ces conditions, et, dans la plupart des cas, il ne trouvera rien à son goût, il faut alors qu’il attende et qu’il continue à avoir soif : encore un moment et il s’affaiblira, et, au bout de quelques jours ou de quelques mois, s’il n’est pas satisfait, il desséchera comme une plante sans pluie. Peut-être cette cruauté du hasard apparaîtrait-elle sous des couleurs plus vives encore si tous les instincts demandaient à être satisfaits aussi foncièrement que la faim qui ne se contente pas d’aliments vus en rêve ; mais la plupart des instincts, surtout ceux que l’on appelle moraux, en sont précisément là, — s’il est permis de supposer que nos rêves servent à compenser, en une certaine mesure, l’absence accidentelle de « nourritures » pendant le jour. Pourquoi le rêve d’hier était-il plein de tendresses et de larmes, celui d’avant-hier plaisant et présomptueux, tel autre, plus ancien encore, aventureux et plein de recherches inquiètes ? D’où vient que dans ce rêve je jouis des indescriptibles beautés de la musique, d’où vient que dans cet autre je plane et je m’élève, avec la volupté de l’aigle, jusqu’aux cimes les plus lointaines ? Ces imaginations, où se déchargent et se donnent jeu nos instincts de tendresse, ou de raille-