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AURORE

encore. N’avons-nous pas le droit de traiter notre prochain au moins de la même façon dont nous nous traitons nous-mêmes ? Et, si nous ne pensons pas pour nous-mêmes, d’une façon aussi étroite et bourgeoise, aux conséquences et aux souffrances immédiates, pourquoi serions-nous forcés d’agir ainsi pour notre prochain ? En admettant que nous ayons pour nous-mêmes le sens du sacrifice : qu’est-ce qui nous interdirait de sacrifier le prochain avec nous ? — comme firent jusqu’à présent l’État et les souverains, en sacrifiant un citoyen aux autres citoyens, « pour l’intérêt général ! » comme l’on disait. Mais nous aussi, nous avons des intérêts généraux et peut-être sont-ce des intérêts plus généraux encore : pourquoi n’aurait-on pas le droit de sacrifier quelques individus de la génération actuelle en faveur des générations futures ? en sorte que leurs peines, leurs inquiétudes, leurs désespoirs, leurs méprises et leurs hésitations fussent jugés nécessaires, parce qu’un nouveau soc de charrue doit fouiller le sol et le rendre fécond pour tous ? — Et finalement nous communiquons au prochain un sentiment qui le fait se considérer comme victime, nous le persuadons d’accepter la tâche à quoi nous l’employons. Sommes-nous donc sans pitié ? Si pourtant, par-delà notre pitié, nous voulions remporter une victoire sur nous-mêmes, ne serait-ce pas là une attitude morale plus haute et plus libre que celle où l’on se sent à couvert, qu’une action fasse du bien ou du mal au prochain ? Car, par le sacrifice — où nous sommes compris, nous tout aussi bien que les prochains — nous fortifierions et nous élè-