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AURORE

âme, une exception qui leur paraît incroyable et à quoi ils n’ont jamais cru. Un jour survient pour eux, pareil à une vision, ce sentiment sans borne, qui se détache sur tout le reste de leur vie secrète et visible : telle une délicieuse énigme, une merveille aux scintillements d’or, dépassant toutes les paroles et toutes les images. La confiance absolue rend muet ; il y a même une espèce de souffrance et de lourdeur dans ce bienheureux mutisme, c’est pourquoi de telles âmes, oppressées par le bonheur, ont généralement plus de reconnaissance envers la musique que toutes les autres, toutes celles qui sont meilleures : car, au travers de la musique, elles voient et elles entendent, comme dans une nuée coloriée, leur amour devenu en quelque sorte plus lointain, plus touchant et moins lourd ; la musique est pour elles le seul moyen d’être spectatrice de leur condition extraordinaire et de participer de son aspect, avec une espèce d’éloignement et d’allégement. Tout homme qui aime pense en écoutant la musique : « Elle parle de moi, elle parle à ma place, elle sait tout ! » —

217.

L’artiste. — Les Allemands veulent être transportés par l’artiste dans une espèce de passion rêvée ; les Italiens veulent, par son moyen, se reposer de leurs passions véritables ; les Français veulent qu’il leur donne l’occasion de démontrer leur jugement et qu’il soit ainsi un prétexte aux discours. Soyons donc équitables !