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AURORE

malheur à lui ! il y a quelqu’un qui sait comment tout cela s’est passé, c’est sa conscience intellectuelle, et il y a aussi quelqu’un qui, tout à fait inconsciemment, se met à protester, c’est le divinisé lui-même, qui, sous l’effet du culte, des louanges et de l’encens, devient maintenant complètement insupportable et trahit, de la façon la plus évidente et la plus horrible, sa non-divinité et ses qualités beaucoup trop humaines. Alors il ne reste plus à notre fanatique qu’une seule issue : il se laisse patiemment maltraiter, lui et ses semblables, et il se remet à interpréter toute cette misère, encore in majorem dei gloriam, par une nouvelle espèce de duperie de soi et de noble mensonge : il prend parti contre lui-même, et il ressent, ainsi maltraité et en interprète de ce mauvais traitement, quelque chose comme un martyre, — de cette façon il arrive au sommet de sa présomption. Des hommes de cette espèce vécurent par exemple dans l’entourage de Napoléon : oui, c’est peut-être justement lui qui a jeté dans l’âme de ce siècle cette prostration romanesque devant le « génie » et le « héros » si étrangère à l’esprit rationaliste du siècle dernier, lui devant qui un Byron n’avait pas honte de dire qu’il n’était qu’un « ver à côté d’un pareil être ». (Les formules d’une semblable prostration ont été trouvées par Thomas Carlyle, ce vieux grognon embrouillé et prétentieux qui s’est employé, sa longue vie durant, à rendre romantique la raison de ses Anglais : en vain !)