Page:Nietzsche - Considérations Inactuelles, II.djvu/36

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de la nouvelle humanité. C'est ainsi qu'une moitié de son être, rassasiée et pleine, restait sans désirs, certaine de sa force ; c'est ainsi qu'il accomplissait sa tâche avec grandeur et dignité, dans sa perfection victorieuse. Dans l'autre moitié de son être s'agitait un désir im­pétueux; nous comprenons son désir en apprenant qu'il se détourna avec un regard douloureux du grand fon­dateur de la Trappe, Rancé, en s'écriant : « C'est affaire de la grâce. » Car le génie aspire profondément à la sainteté, parce que du haut de son observatoire il a vu plus loin et plus clairement que tout autre homme ; plus profondément, jusqu'à la réconciliation de l'Etre et du Connaître ; plus loin jusqu'au royaume de la paix et de la négation du vouloir, au delà, jusqu'à l'autre rive dont parlent les Hindous. Mais c'est là précisément ce qu'il y a de merveilleux : combien la nature de Schopenhauer a dû être incompréhensible et indestructible, si ce désir même n'a pas pu la détruire, mais ne l'a pas non plus endurcie ! Ce que cela signifie, chacun le com­prendra dans la mesure où il peut se juger lui-même ; mais dans toute sa gravité personne ne sera en mesure de le comprendre.

Plus on réfléchit aux trois dangers que je viens de décrire, plus il semblera étrange que Schopenhauer ait pu s'en défendre avec une telle vigueur et qu'il ait pu sortir de la lutte dans un tel état de santé. A vrai dire, il conserva des cicatrices et des blessures ouvertes et un état d'esprit qui paraîtra un peu trop rude et parfois trop belliqueux. Le plus grand homme même voit s'éle­ver au-dessus de lui son propre idéal. Que Schopenhauer puisse être donné en exemple, cela est certain, malgré