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HUMAIN, TROP HUMAIN


l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux droits supérieurs, donne assez de calme et laisse la conscience en repos ; nous-mêmes, tant que nous sommes, quand la différence entre nous et d’autres êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun sentiment d’injustice et nous tuons une mouche, par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs même représentent comme éminemment noble), lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition : l’individu est en pareil cas écarté comme un insecte désagréable : il est placé trop bas pour pouvoir exciter des remords de longue durée chez un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il maltraite ; sa conception de la douleur n’est pas la même que la souffrance de l’autre. Il en va de même avec les juges injustes, avec le journaliste qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion publique. La cause et la conséquence appartiennent, dans tous ces cas, à des groupes tout différents de sentiments et de pensées ; cependant, on suppose