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HUMAIN, TROP HUMAIN


sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire : — voilà les maux et les douleurs qui composent l’histoire du grand coup de partie. C’est en même temps une maladie qui peut détruire l’homme, que cette explosion première de force et de volonté de se déterminer soi-même, de s’estimer soi-même, que cette volonté du libre vouloir : et quel degré de maladie se décèle dans les épreuves et les bizarreries sauvages par lesquelles l’affranchi, le libéré, cherche désormais à se prouver sa domination sur les choses ! Il pousse autour de lui de cruelles pointes, avec une insatiable avidité ; ce qu’il rapporte de butin doit payer la dangereuse excitation de son orgueil ; il déchire ce qui l’attire. Avec un sourire mauvais, il retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation, — s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu. Au fond de ses agitations et débordements — car il est, chemin faisant, inquiet et sans but comme dans un désert — se dresse le point d’interrogation d’une curiosité de plus en plus périlleuse. « Ne peut-on pas tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être le mal ? et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous soyons trompeurs ? » — Voilà les pensées qui le guident