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HUMAIN, TROP HUMAIN


haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre de la Révolution et se remettant ensuite le frein, lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de lui-même, — mais ce fut le frein de la froide logique, non plus celui de la mesure artistique. À la vérité, nous jouissons pour un temps, par cette délivrance, de la poésie de tous les peuples, de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse naturelle, de végétation primitive, de floraison sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au « grand barbare » Shakespeare ; nous goûtons les joies de la couleur locale et du costume de l’époque, qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les peuples artistes ; nous usons largement des « avantages de la barbarie » de notre temps, que Gœthe fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour le plus favorable le défaut de forme de son Faust, Mais pour combien de temps encore ? Le flot envahissant de poésie de tous les styles de tous les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible floraison cachée aurait encore été possible ; tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs expérimentateurs, des copistes casse-cou,