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HUMAIN, TROP HUMAIN

l’ordre que ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit : ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même. — Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, oùil a ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche, mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de l’ « idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé. — Ici par exemple c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin et vous verrez geler « le saint » ; sous une épaisse chandelle de glace gèle « le héros » ; pour finir c’est « la foi », ce qu’on appelle « la conviction » qui gèle : « la pitié » aussi se réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en soi »…

… Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyais aussi deux exemplaires à Bayreuth. Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment un bel exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner : « À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la incme époque parurent les premiers numéros des « Bayreuther Blaetter » : je compris alors de quoi il était grand temps. — Ô prodige ! Wagner était devenu pieux… »

Henri Albert.