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Page:Nietzsche - Humain, trop humain (2ème partie).djvu/14

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HUMAIN, TROP HUMAIN

j’aurais pris si elles m’avaient regardé. J’appris l’art de me donner pour joyeux, objectif, curieux, et avant tout bien portant et méchant, — c’est là, me semble-t-il, du « bon goût » chez un malade. Un œil plus subtil cependant, animé d’une sympathie particulière, s’apercevra peut-être de ce qui fait le charme de cet écrit : — entendre parler un homme qui souffre et se prive, comme s’il ne souffrait et ne se privait pas. Ici l’équilibre en face de la vie, le sang-froid et même la reconnaissance à l’égard de la vie doivent être maintenus, ici domine une volonté sévère, fière, toujours en éveil, sans cesse irritable, une volonté qui s’est imposé la tâche de défendre la vie contre la douleur et d’extirper toutes les conclusions qui naissent comme des champignons vénéneux sur le sol de la douleur, de la déception, du dégoût, de l’esseulement et d’autres terrains marécageux. Un pessimiste trouverait peut-être là des indications précieuses pour s’examiner soi-même, — car c’est alors que j’ai pu m’arracher cette phrase : « Un homme qui souffre n’a pas encore droit au pessimisme ! » Alors je livrais en moi-même une campagne pénible et patiente contre le penchant foncièrement antiscientifique de tout pessimisme romantique, qui veut transformer quelques expériences personnelles en jugements universels, les amplifiant jusqu’à vouloir condamner le monde… en un mot, je fis faire un tour à mon regard. L’optimisme en vue d’une guérison, pour avoir le droit de redevenir pessimiste une fois ou l’autre — comprenez-vous cela ? Pareil à un médecin qui place son malade dans un entourage absolument