Page:Nietzsche - Humain, trop humain (2ème partie).djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
324
HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

apparaisse pour la première fois devant les regards. Mais l’homme sévère s’aperçoit d’année en année davantage combien il importe que la tâche particulière du chercheur soit prise dans des limites aussi restreintes que possible, pour que l’on puisse la résoudre sans reste et éviter cet insupportable gaspillage de forces dont souffraient les périodes antérieures de la science : tous les travaux étaient alors faits dix fois et c’était toujours le onzième qui avait à dire le dernier mot, le meilleur. Cependant, plus le savant apprend à connaître cette façon de résoudre les problèmes sans reliquat, plus il l’exerce, plus sera grand aussi le plaisir qu’il y prendra : mais la sévérité de ses prétentions, par rapport à ce qui est ici appelé « sans reliquat », grandira encore. Il met à part tout ce qui dans ce sens doit demeurer incomplet, il a le flair et la répugnance de tout ce qui n’est soluble qu’à moitié, — il déteste tout ce qui ne peut donner une espèce de certitude que pris dans sa généralité, avec des contours vagues. Ses plans de jeunesse s’effondrent devant ses yeux : à peine s’il en reste quelques nœuds à défaire : et c’est à ce travail que le maître s’applique maintenant avec joie et affirme sa force. Alors, au milieu de cette activité si utile et si infatigable, lui, l’homme vieilli, est parfois saisi d’un profond découragement, d’un sentiment qui finit par revenir plus souvent et qui ressemble à une espèce de torture de conscience : son regard s’abaisse sur lui-même, comme s’il voyait quelqu’un de transformé, quelqu’un qui s’est rapetissé et abaissé jusqu’à devenir un nain agile ; il s’inquiète de savoir si la maîtrise