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OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

tation, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte de la fragilité de son matériel, et, parce qu’il se considère lui-même comme plus important que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée « pereat mundus, dum ego salvus sim ! » Son œuvre est devenue pour lui son ego, il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son œuvre, que des pierres les meilleures et les plus dures, donc de vérités, ou de ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous temps appelé l’orgueil « le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous nous y vénérons nous-mêmes, leur attribuant involontairement la faculté de pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal — c’est dans ce fait que le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore une