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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

non seulement méprisable, mais encore comme le véritable sentiment anti-chrétien. Et c’est à leur influence qu’il faut attribuer l’opinion sur l’antiquité qui prévalut pendant des siècles avec une ténacité presque invincible, ce pâle incarnat de sérénité fade dont elle demeura colorée — comme si n’avait jamais existé ce sixième siècle, avec sa naissance de la tragédie, ses Mystères, son Pythagore et son Héraclite ; comme si n’avaient jamais vécu les œuvres d’art de la grande époque ; toutes manifestations qui ne peuvent pourtant en aucune façon s’expliquer par une semblable sérénité, un tel sensualisme sénile, ce bonheur de vivre d’esclave, et qui dénoncent la raison de leur existence dans une conception du monde toute différente.

On a avancé tout à l’heure qu’Euripide avait transporté le spectateur sur la scène pour élever en même temps et pour la première fois le spectateur jusqu’à la compréhension du drame, ce qui pourrait induire à admettre l’existence d’une disproportion latente entre l’art antique antérieur et l’intelligence du spectateur. On serait alors tenté de louer, comme un progrès sur Sophocle, la tendance radicale d’Euripide à établir un rapport convenable entre le public et l’œuvre d’art. Mais « le Public » n’est qu’un mot et nullement une valeur toujours égale et constante en soi. Pourquoi l’artiste devrait-il se croire obligé de se soumettre à une puissance qui n’a sa force que dans le nombre ? Et s’il se