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Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/112

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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

Par quelle force irrésistible un artiste aussi richement doué, aussi fécond, fut-il détourné de la route éclairée par le soleil des plus grands noms de poètes sous le ciel sans nuages de la faveur du peuple ? Quel singulier souci du spectateur l’entraîna à braver le spectateur ? Comment en arriva-t-il, par trop de déférence pour son public — à méconnaître son public ?

Euripide — c’est la solution de cette énigme — se sentait certes, en tant que poète, supérieur à la foule, mais non pas à deux de ses spectateurs : la foule, il la plaçait sur la scène ; ces deux spectateurs, il les respectait comme les maîtres de son art seuls capables de comprendre et de juger son œuvre. Selon leurs arrêts et d’après leurs injonctions, il transporta dans les âmes de ses héros scéniques tout le monde de sentiments, de passions, de pensées qui, jusqu’alors, comme un chœur invisible, remplissait les bancs des spectateurs. Il obéissait à leurs exigences, en cherchant pour ces caractères nouveaux un nouveau langage et une expression nouvelle. D’eux seuls, il écoutait la valable sentence portée sur son ouvrage, ou la réconfortante promesse de victoires futures lorsqu’il se voyait encore une fois condamné par le tribunal du public.

De ces deux spectateurs, l’un est — Euripide lui-même, Euripide en tant que penseur, et non pas en tant que poète. On pourrait dire de lui que, à peu près comme chez Lessing, l’extraordinaire