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Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/170

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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

ture, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence, l’œuvre de la Maïa, au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses et à rendre par là impossible la connaissance réelle de cette essence, c’est-à-dire, selon l’expression de Schopenhauer, à endormir plus profondément encore le rêveur (M. c. V. et c. R., I, p. 498). Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique, dont le caractère le plus essentiel est que la sagesse instinctive y remplace la science en qualité de but suprême : et cette sagesse, insensible aux diversions captieuses de la science, embrasse d’un regard immuable tout le tableau de l’univers et, dans cette contemplation, cherche à ressentir l’éternelle souffrance avec compassion et amour, à faire sienne cette souffrance éternelle.

Figurons-nous une génération grandissant avec cette intrépidité du regard, avec cette impulsion héroïque vers le monstrueux, l’extraordinaire ; imaginons l’allure hardie de ce tueur de dragons, l’orgueilleuse témérité avec laquelle ces êtres tournent le dos aux enseignements débiles de l’optimisme, pour « vivre résolument » d’une vie pleine et complète ! ne devait-il pas arriver nécessairement que l’expérience volontaire de l’énergie et de la terreur