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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

racine ayant poussé des branches vigoureuses, un coin de terre fertile et saine : nous ne voyons partout que sable ou poussière, léthargie ou consomption. Un esprit qui se sent ici isolé, désespérément solitaire, ne se saurait choisir de meilleur symbole que le Chevalier accompagné de la Mort et du Diable, tel que nous l’a dessiné Dürer, le Chevalier couvert de son armure, à l’œil dur, au regard assuré, qui, seul avec son cheval et son chien, poursuit impassiblement son chemin d’épouvante, sans souci de ses horribles compagnons et pourtant sans espoir. Notre Schopenhauer fut ce Chevalier de Dürer : il lui manquait toute espérance, mais il voulait la vérité. Son pareil n’existe pas. —

Mais comme se métamorphose tout à coup ce morne désert de notre culture épuisée, sous le charme de l’enchantement dionysien ! Un ouragan entraîne toutes ces choses mortes, pourries, disloquées, avortées, en un tourbillon de poussière écarlate, et, tel un vautour, les enlève dans les airs. Nos regards éblouis et déconcertés s’évertuent vainement à reconnaître alors ce qui vient de disparaître ; car ce qu’ils aperçoivent semble être sorti du tombeau pour remonter dans l’or de la lumière, superbe de fraîcheur et d’éclat, plein de vie, de passion et de désirs infinis. Au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d’une extase sublime, la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des