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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

diteur vraiment esthétique, nous nous représentons l’artiste tragique lui-même créant ses figures ainsi qu’un exubérant démiurge de l’individuation, — auquel sens son œuvre pourrait à peine être considérée comme une « imitation de la nature », — et que nous voyons ensuite la force inouïe de son instinct dionysiaque anéantir tout ce monde des apparences, pour annoncer au delà et par l’anéantissement de ce monde une primordiale et suprême joie artistique au sein de l’Un-primordial. Certes, nos esthéticiens ne savent rien nous dire de ce retour au foyer originel, de l’alliance fraternelle des deux divinités artistiques dans la tragédie, rien non plus de l’émotion aussi apollinienne que dionysienne de l’auditeur, tandis qu’ils ne se lassent pas de caractériser, comme étant le tragique proprement dit, la lutte du héros contre la destinée, la victoire de la loi morale universelle, ou bien une effusion tutélaire des facultés affectives, déterminée par la tragédie. Une telle persévérance m’induit à penser que ces exégètes étaient peut-être des créatures inaptes à l’émotion esthétique et ne prenant part au spectacle de la tragédie qu’en qualité d’entités morales. Jamais encore, depuis Aristote, on n’a donné de l’effet produit par le tragique, une explication qui suppose un état d’âme artistique, une participation esthétique des auditeurs. Tantôt les péripéties les plus sombres doivent exciter notre pitié et notre terreur jusqu’à