Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

carrière à son imagination, que l’on contemple les millions d’êtres prosternés frémissants dans la poussière : à ce moment l’ivresse dionysienne sera proche. Alors l’esclave est libre, alors se brisent toutes les barrières rigides et hostiles que la misère, l’arbitraire ou la « mode insolente » ont établies entre les hommes. Maintenant, par l’évangile de l’harmonie universelle, chacun se sent, avec son prochain, non seulement réuni, réconcilié, fondu, mais encore identique en soi, comme si s’était déchiré le voile de Maïa, et comme s’il n’en flottait plus que des lambeaux devant le mystérieux Un-primordial. Chantant et dansant, l’homme se manifeste comme membre d’une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler, et est sur le point de s’envoler à travers les airs, en dansant. Ses gestes décèlent une enchanteresse béatitude. De même que maintenant les animaux parlent, et que la terre produit du lait et du miel, la voix de l’homme, elle aussi, résonne comme quelque chose de surnaturel : il se sent Dieu ; maintenant son allure est aussi noble et pleine d’extase que celle des dieux qu’il a vus dans ses rêves. L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : la puissance esthétique de la nature entière, pour la plus haute béatitude et la plus noble satisfaction de l’Un-primordial, se révèle ici sous le frémissement de l’ivresse. La plus noble argile, le marbre le plus précieux, l’homme, est ici pétri et