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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

que, s’élançant farouche et fougueux à travers la vie, et l’esthétique moderne ne saurait guère ajouter à ce tableau que cette réflexion : qu’à l’artiste « objectif » est ici opposé le premier artiste « subjectif ». Cette explication a pour nous peu d’utilité, parce que l’artiste subjectif n’est, à nos yeux, qu’un mauvais artiste, et que nous exigeons, dans toute manifestation artistique et à tous les degrés de l’art, avant tout et en premier lieu la victoire sur le subjectif, l’affranchissement de la tyrannie du « moi », l’abolition de toute volonté et de tout désir individuel ; parce que, sans objectivité, sans contemplation pure et désintéressée, nous ne pouvons même croire jamais à une activité créatrice véritablement artistique, fût-ce la plus infime. C’est pourquoi notre esthétique doit d’abord résoudre le problème de la possibilité du « lyrique » en tant qu’artiste : le « lyrique », d’après l’expérience de tous les temps, disant toujours « je » et vocalisant devant nous toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs. Et justement cet Archiloque, à côté d’Homère, nous épouvante par le cri de sa haine et de son mépris insultant, par les explosions délirantes de ses appétits ; n’est-il pas, lui, le premier artiste subjectif, par cela même le véritable non-artiste ? Mais d’où vient alors la vénération que témoigne à ce poète, par des sentences mémorables, précisément aussi l’oracle de Delphes, ce foyer de l’art « objectif » ?