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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

que qui lui ressemble, s’abîme dans la contemplation des images. Sans le secours d’aucune image, le musicien dionysien est à lui seul et lui-même la souffrance primordiale et l’écho primordial de cette souffrance. Le génie lyrique sent naître en soi, sous l’influence mystique du renoncement à l’individualité et de l’état d’identification, un monde d’images et de symboles dont l’aspect, la causalité et la rapidité sont tout autres que ceux du monde de l’artiste plastique ou épique. Tandis que ce dernier ne vit, n’est heureux qu’au milieu de ces images, et ne se lasse jamais de les contempler amoureusement dans leurs plus petits détails ; alors que même l’évocation d’Achille furieux n’est pour lui qu’une image dont il savoure l’expression violente avec le plaisir qu’il ressent à l’apparence perçue dans le rêve, — et qu’ainsi, par ce miroir de l’apparence, il est protégé contre la tentation de se confondre en ses figures, de s’identifier à elles d’une manière absolue, — les images du lyrique, au contraire, ne sont autre chose que lui-même, et, en quelque sorte, seulement des objectivations diverses de soi-même. C’est pourquoi, en tant que moteur central de ce monde, il peut se permettre de dire « je » : mais ce Moi n’est pas celui de l’homme éveillé, de l’homme de la réalité empirique, mais bien l’unique Moi existant véritablement et éternellement au fond de toutes choses et, par les images à l’aide desquelles il le manifeste, le poète lyrique