Page:Nietzsche - La Généalogie de la morale.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » — Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l’insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du faible — c’est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile — était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d’homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d’affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d’ordinaire à se justifier. Le sujet (ou, pour parler le langage populaire, l’âme) est peut-être resté jusqu’ici l’article de foi le plus inébranlable, par cette raison qu’il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la faiblesse elle-même pour une liberté, tel ou tel état nécessaire pour un mérite.