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NIETZSCHE CONTRE WAGNER

fond du bonheur humain et, en quelque sorte, dans sa coupe déjà vidée, où les gouttes les plus amères finissent par se confondre avec les plus douces. Il connaît ces oscillations fatiguées de l’âme qui ne sait plus ni sauter ni voler, ni même se transporter ; il a le regard craintif de la douleur cachée, de la compréhension qui ne console point, des adieux sans aveux ; oui, même comme l’Orphée de toutes les misères intimes, il est plus grand que tout autre, et il a même ajouté à l’art des choses qui, jusqu’ici, paraissaient inexprimables et même indignes de l’art, — par exemple, les révoltes cyniques dont, seul, est capable celui qui a atteint le comble des souffrances, de même tous ces infiniment petits de l’âme qui forment en quelque sorte les écailles de sa nature amphibie, — car dans l’art de l’infiniment petit il est passé maître. Mais il ne veut pas de cette maîtrise ! Son caractère se plaît, tout au contraire, aux grands panneaux, à l’audacieuse peinture murale. Il ne comprend pas que son esprit a un autre goût et un autre penchant — une optique opposée — qu’il préférerait se blottir tranquillement dans les recoins de maisons en ruine : c’est là que caché, caché à lui-même, il compose ses vrais chefs-d’œuvre, qui tous sont très courts, souvent seulement longs d’une seule mesure, — alors seulement il est supérieur, absolument grand et parfait. Wagner est un de ceux qui ont profondément souffert — sa supériorité propre sur les autres musiciens. — J’admire Wagner partout où il se met en musique. —