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Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/193

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chaque individu puisse édifier son propre idéal pour en déduire sa loi, ses plaisirs et ses droits, c’est ce qui fut considéré, je crois, jusqu’à présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines, comme l’idolâtrie par excellence ; en effet, le petit nombre de ceux qui ont osé cela a toujours eu besoin d’une apologie devant soi-même, et c’était généralement celle-ci : « Non pas moi ! pas moi ! mais un dieu par moi ! » Ce fut dans un art merveilleux, dans la force de créer des dieux — le polythéisme — que cet instinct put se décharger, se purifier, se perfectionner, s’anoblir, car primitivement c’était là un instinct vulgaire, chétif, parent de l’entêtement, de la désobéissance et de l’envie. Combattre cet instinct d’un idéal personnel : ce fut autrefois le commandement de toute moralité. Il n’y avait alors qu’un seul modèle, « l’homme » — et chaque peuple croyait posséder ce seul et dernier modèle. Mais au-dessus de soi et en dehors de soi, dans un lointain monde supérieur, on pouvait voir un grand nombre de modèles : tel dieu n’était pas la négation et le blasphémateur de tel autre ! C’est là que l’on se permit pour la première fois les individus, c’est là que fut honoré pour la première fois le droit des individus. L’invention de dieux, de héros, de surhumains de toutes espèces, ainsi que d’hommes conformés différemment et de soushumains, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables était l’inappréciable préparation à justifier l’égoïsme et la glorification de l’individu : la liberté que l’on accordait à un dieu à l’égard des autres dieux,