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Gênes. — J’ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons de campagne et ses jardins d’agrément et le large cercle de ses collines et de ses pentes habitées ; enfin je finis par me dire : je vois des visages de générations passées, — cette contrée est couverte par les images d’hommes intrépides et souverains. Ils ont vécu et ils ont voulu prolonger leur vie — c’est ce qu’ils me disent avec leurs maisons, construites et ornées pour des siècles, et non pour l’heure fugitive : ils aimèrent la vie, bien que souvent elle se fût montrée mauvaise à leur égard. J’ai toujours devant les yeux le constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur la ville, la mer et la ligne de la montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête. Il veut soumettre ces choses à son plan et finir par en faire sa propriété par le fait qu’il en devient lui-même une parcelle. Toute cette contrée est couverte des produits d’un superbe et insatiable égoïsme dans l’envie de possession et de butin ; et, tout comme ces hommes ne reconnaissaient pas de frontières dans leurs expéditions lointaines, plaçant, dans leur soif de la nouveauté, un monde nouveau à côté d’un monde ancien, de même chez eux, dans leur petite patrie, chacun se révoltait contre chacun, chacun inventait une façon d’exprimer sa supériorité et de placer entre lui et son voisin son infini personnel. Chacun conquérait à nouveau sa patrie pour son compte particu-