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Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/307

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contraire, le terrain neutre, où, après toutes les méfiances, les dissentiments et les contradictions, on finissait par tomber d’accord, le lieu sacré de la paix, où les penseurs se reposent d’eux-mêmes, où ils respirent et revivent. Je ne vois personne qui ait osé une critique des évaluations morales, je constate même, dans cette matière, l’absence des tentatives de la curiosité scientifique, de cette imagination délicate et hasardeuse des psychologues et des historiens qui anticipe souvent sur un problème, qui le saisit au vol sans savoir au juste ce qu’elle tient. À peine si j’ai découvert quelques rares essais de parvenir à une histoire des origines de ces sentiments et de ces appréciations (ce qui est toute autre chose qu’une critique et encore autre chose que l’histoire des systèmes éthiques) : dans un cas isolé, j’ai tout fait pour encourager un penchant et un talent portés vers ce genre d’histoire — je constate aujourd’hui que c’était en vain. Ces historiens de la morale (qui sont surtout des Anglais) sont de mince importance : ils se trouvent généralement encore, de façon ingénue, sous les ordres d’une morale définie ; ils en sont, sans s’en douter, les porte-boucliers et l’escorte. Ils suivent en cela ce préjugé populaire de l’Europe chrétienne, ce préjugé que l’on répète toujours avec tant de bonne foi et qui veut que les caractères essentiels de l’action morale soient l’altruisme, le renoncement, le sacrifice de soi-même, la pitié, la compassion. Leurs fautes habituelles, dans leurs hypothèses, c’est d’admettre une sorte de consentement entre les peuples, au moins entre les peuples domestiqués,