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LE GAI SAVOIR

14.

Tout ce que l’on appelle amour. — Avidité et amour : quels sentiments différents nous saisissent à chacun de ces mots ! — et pourtant il se pourrait bien que cela fût le même instinct, dénommé deux fois ; d’une part, il est dénigré du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui l’instinct de possession s’est déjà un peu calmé et qui craignent maintenant pour leurs « biens » ; d’autre part il est glorifié du point de vue des insatisfaits et des avides qui le trouvent bon. Notre amour du prochain — n’est-il pas un désir impérieux de nouvelle propriété ? Et n’en est-il pas de même de notre amour de la science, de la vérité, et, en général, de tout désir de nouveauté ? Nous nous fatiguons peu à peu de ce qui est vieux, de ce que nous possédons avec certitude, et nous nous mettons à étendre de nouveau les mains ; même le plus beau paysage où nous vivons depuis trois mois n’est plus certain de notre amour, et c’est un rivage lointain qui excite notre avidité. L’objet de la possession s’amoindrit généralement par le fait qu’il est possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut se maintenir en transformant en nous-mêmes quelque chose de toujours nouveau, — c’est là ce que l’on appelle posséder. Se lasser d’une possession, c’est se lasser de nous-mêmes. (On peut aussi souffrir d’une trop grande richesse, — le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s’attribuer le nom d’ « amour » ). Lorsque nous voyons souffrir quelqu’un, nous saisissons volontiers l’occasion qui