Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/72

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rabâchée ; et le besoin de se mettre à l’abri d’une façon quelconque contre les terribles ballottements de la fortune, ouvre même les mains les plus nobles, dès qu’un homme riche et un puissant se montre prêt à y jeter de l’or. L’avenir est alors si incertain qu’il faut vivre au jour le jour : un état d’âme qui donne jeu facile à tous les séducteurs, — car on ne se laisse séduire et corrompre que pour « un jour » et l’on se réserve l’avenir et la vertu ! On sait que les individus, ces véritables hommes « en soi-même » songent aux choses du moment, bien plus que leurs antipodes, les hommes de troupeau, parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas plus compter sur eux-mêmes que sur l’avenir ; de même, ils aiment à s’attacher aux hommes de puissance, parce qu’ils se croient capables d’actions et d’investigations qui, auprès de la foule, ne peuvent obtenir ni compréhension ni grâce, — mais le tyran ou le César comprend le droit de l’individu, même dans ses transgressions, il a intérêt à favoriser une morale privée plus courageuse et même à lui tendre la main. Car il pense de lui-même et veut que l’on pense de lui-même ce que Napoléon a exprimé une fois avec le tour classique qui lui était particulier : « J’ai le droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel moi. Je suis à part de tout le monde, je n’accepte les conditions de personne. Vous devez vous soumettre à toutes mes fantaisies, et trouver tout simple que je me donne de pareilles distractions[1]. » C’est ce que

  1. Mémoires de Madame de Rémusat, tome I, pages 114-115. Édition de 1880). Nietzsche cite d’après une traduction allemande et intervertit l’ordre des deux phrases. — N. d. T.