Page:Nietzsche - Par delà le bien et le mal.djvu/167

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
167
HISTOIRE NATURELLE DE LA MORALE

201.

Tant que l’utilité dominante dans les appréciations de valeur morale était seule l’utilité pour le troupeau, tant que le regard était uniquement tourné vers le maintien de la communauté, que l’on trouvait l’immoralité, exactement et exclusivement, dans ce qui paraissait dangereux à l’existence de la communauté, il ne pouvait pas y avoir de « morale altruiste ». Admettons que, même alors, il existait un usage constant dans les petits égards, dans la pitié, l’équité, la douceur, la réciprocité et l’aide mutuelle ; admettons que, dans cet état de la société, tous ces instincts que l’on honorera plus tard sous le nom de « vertus » et que l’on finit par identifier presque avec l’idée de « moralité » étaient déjà en pleine action, néanmoins, à cette époque, ils n’appartenaient pas encore au domaine des appréciations morales — ils étaient encore en dehors de la morale. Un acte de pitié, par exemple, à l’époque florissante des Romains, n’était appelé ni bon, ni mauvais, ni moral, ni immoral ; et, quand même on l’aurait loué, cet éloge se serait mieux accordé avec une sorte de dépréciation involontaire, dès que l’on aurait comparé avec lui un acte qui servait au progrès du bien public, de la res publica. Enfin « l’amour du prochain » restait toujours quelque chose de secondaire, de conventionnel en partie, quelque chose de presque arbitraire si on le