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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

que les vérités les plus tangibles restent même inexprimées pendant des siècles, comme si l’on s’était donné le mot pour cela, parce qu’elles semblent vouloir rendre l’existence à cette bête sauvage enfin mise à mort. Je suis peut-être bien hardi de laisser échapper une telle vérité. Puissent d’autres la reprendre et lui faire boire tant de « lait des pieuses vertus »[1] qu’elle en restera tranquille et oubliée dans son coin ! — Il faut qu’on change d’idée au sujet de la cruauté et qu’on ouvre les yeux. Il faut qu’on apprenne enfin à être impatient, afin que de grosses et immodestes erreurs de cette espèce ne se pavanent plus insolemment avec leur air de vertu, des erreurs comme celles qu’ont nourries par exemple les philosophes anciens et modernes au sujet de la tragédie. Presque tout ce que nous appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté, — telle est ma thèse. Cette « bête sauvage » n’a pas été tuée ; elle vit, elle prospère, elle s’est seulement… divinisée. Ce qui produit la volupté douloureuse de la tragédie, c’est la cruauté ; ce qui produit une impression agréable dans ce qu’on appelle pitié tragique, et même dans tout ce qui est sublime, jusque dans les plus hauts et les plus délicieux frémissements de la métaphysique, tire sa douceur uniquement des ingrédients

  1. Expression proverbiale en Allemagne, tirée du Guillaume Tell de Schiller. — N.d.T.