Page:Nizan – Notes-programme sur la philosophie, paru dans Bifur, 1930.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il y a des gens qui croient que tous les travaux formellement philosophiques profitent à l’espèce humaine, pour l’unique raison qu’ils sont des tâches spirituelles. Avoir de bonnes intentions, c’est précisément vouloir le profit de l’espèce humaine. Ils pensent donc que la psychopathologie, l’histoire du criticisme, la logistique, la sociologie esthétique sont profitables. Car on leur a appris dès la classe de septième que la plus haute valeur est l’Esprit, qu’il mène le monde, qu’il est honorable dans la mesure même où il est désintéressé, que Racine vaut mieux que Stephenson, Malebranche que Sauvage. À seize ans, qui donc n’a pas ces idées de séminaristes ? J’eus ces pensées : sous prétexte que je lisais tard des livres en comprenant plus facilement qu’un ajusteur le divertissement pascalien et le règne des Volontés Raisonnables, je ne me prenais pas pour un homme anonyme. Je me disais que l’ouvrier dans la rue, la paysanne dans sa ferme me devaient de la reconnaissance, puisque je me consacrais d’une manière noble, pure et désintéressée à la spécialité du spirituel, au profit des hommes en général, des ouvriers et des fermières par conséquent. Ma famille de petits bourgeois honteuse des cousins ouvriers et des grands oncles paysans faisait tout, avec mes professeurs, pour m’entretenir dans une illusion si agréable. Qui s’exerce à la philosophie, comment ne l’aurais-je pas pris pour une sorte de prêtre ou de médecin en train de sauver le monde par la vertu de ses propres maux de tête ?

Mais il ne faut pas croire qu’une thèse sur Duns Scot, sur l’invention mathématique mérite à son auteur la médaille de sauvetage et la gratitude des peuples. Les hommes n’aiment pas qu’on leur fasse prendre des vessies pour des lanternes. Il faut une naïveté considérable pour croire qu’un agrégé de philosophie est nécessairement un terre-neuve, ou même une personne respectable.