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Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/38

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la foule et suivirent les prescriptions des militaires et des politiques. Ces hommes généralement non mobilisables suivirent docilement les mouvements de l’ignorance et exhortèrent à mourir les hommes mobilisables : chacun de leurs élèves qui tombait portait témoignage pour leur philosophie. Ils étalèrent ces morts comme leurs preuves. Ces morts étaient leurs morts. Ces victoires, leurs victoires. M. Bergson vit dans la victoire française sa victoire. Ce fut la victoire de Boutroux. La victoire d’Émile Durkheim. La Marne parut à M. Brunschvicg comme une vérification éclatante de sa philosophie.

Cette abstention n’est donc point orgueilleuse d’elle-même. Les philosophes ne proclament point que les hommes leur sont étrangers. Il y a encore une sorte de honte à avouer publiquement qu’on ne les aime pas. Chacun sait dire qu’il est homme et que rien d’humain ne lui est étranger. Il n’y aurait aucune difficulté à faire répéter à la grande majorité des philosophes les déclarations du Théétète. Il serait impossible de rencontrer un philosophe qui déclare : j’étudie la psychologie des grands singes parce que je n’aime pas les hommes. Aucun d’eux ne saurait après tout se passer de l’ombre d’une communion humaine. Il leur faut bien vivre. Peu d’hommes se suffisent assez pleinement pour accepter le mépris ou la colère de leurs semblables : la philosophie comporte rarement un Bismarck, un Fouché. C’est pourquoi ils proclament cette mission générale de la Philosophie. Cette mission qui assume que l’esprit conduit le monde. Ils croient donc faire beaucoup pour l’espèce terrestre dont ils font partie. Pour l’espèce dont ils sont l’Esprit.

Il est grandement temps de les mettre au