Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/59

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logiques et moraux du travail à la chaîne de montage, il est possible d’imaginer en sa faveur qu’il ne la connaît pas, qu’il n’en a aucune notion : des méditations ne sauraient naître en lui sur des objets étrangers à ses jours. La pensée des locomotives ne trouble pas les sorciers esquimaux. Comment de pareils hommes pourraient-ils sortir de leur philosophie, renoncer à leur abstention, inverser soudain le sens où ils avaient accoutumé d’infléchir leur pensée ? On ne voit pas de raisons suffisantes à leur transformation. Nulle révélation ne saurait les atteindre.

Ils sont des bourgeois et ils sont des penseurs. Leur pensée bourgeoise et leur pensée spéciale les ont constamment, cruellement écartés des autres hommes qui ne se posent pas des problèmes bourgeois. Cet écart, cet éloignement sont assez simples : ils ont eu des vies bourgeoises et n’ont jamais eu de motifs d’en sortir. Ils sont restés où le sort les mettait. Je ne vois pas pourquoi M. Brunschvicg embrasserait le parti des hommes en abandonnant celui de la bourgeoisie. Il a lui-même une certaine clairvoyance, il reconnaît le prix de la prospérité. Nous avons cette bonne fortune que ce nouveau Diogène de Laërce ait pris le soin d’esquisser sa vie.[1]

Il a fait des études à Condorcet ; un jour, il a entendu parler de Spinoza et a formé le dessein de le mieux connaître, à l’âge des loisirs. Il avait pour amis Élie Halévy, Xavier Léon. Le dimanche matin, au bois de Boulogne où il était allé enfant, assis à côté d’un vieux cocher de sa famille, il projetait avec eux de fonder la Revue de Métaphysique et de Morale : ce qu’ils firent en effet. Ludovic Halévy traitait

  1. Cf. F. Lefèvre. Une heure avec…