Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/87

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mutilée et durement pressée. Enrichissement de la personne ? Pour un manœuvre qui travaille à la chaîne, qui chôme, qui est amputé par les machines auxquelles il est asservi ? Harmonie du monde, pour un homme dont les protestations sont étouffées par les gardes mobiles ? Justifications pour un homme qui n’a pas de comptes à rendre, car personne n’est au-dessous de lui ? En vain la Philosophie assure-t-elle que les valeurs qu’elle propose conviennent à tous les destins : la même « Sagesse », la même morale, la même vision du monde ne sauraient également satisfaire les maîtres et les serviteurs. Des hommes privés de toute satisfaction réelle n’ont que faire de ces inventions des mondes imaginaires bâtis par la pensée bourgeoise. Ces bulles de savon que gonflent les vieux penseurs éclatent au souffle du vent qui traverse la cour des usines et les boulevards désolés des faubourgs ouvriers. M. Brunschvicg a écrit :

« En tout cas, c’est à nos yeux, une absurdité manifeste de se faire contre la culture et l’intelligence, une arme de l’impuissance où les ont réduites jusqu’ici les apologistes de la nature primitive et de l’instinct : ni la culture ni l’intelligence n’ont promis de sauver, malgré eux, ceux qui n’ont ni l’énergie de se cultiver et de comprendre ; elles n’offrent de vérité qu’aux esprits capables de vérifier en eux-mêmes et par eux-mêmes que le salut de l’homme est en lui. »

Mais nous ne verrons rien dans une pareille phrase qu’un mélange de mépris, d’insulte, de suffisance bourgeoise. Et encore cette démission dénoncée à chaque pas. Comment cette promesse universelle apparemment si facile pourrait-elle être réalisée ? Cette universalité est chaque jour, pour chaque homme tenue en échec. Chaque homme voit que son salut n’est pas en lui. Chaque homme doit assurer un salut plus prochain, plus pressant que celui de son être inté-