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signes qui se multiplient annoncent déjà la brièveté, aux destins de la bourgeoisie, à ses intérêts, et aux besoins les moins visibles de son État. M. Benda observe que la plupart des philosophes ne vivent plus « comme Descartes ou Spinoza, mais sont mariés, ont des enfants, occupent des postes, sont dans la vie ».[1] Le reproche qu’on peut leur faire est bien moins d’être dans la vie que dans la vie bourgeoise : il est particulièrement important que les penseurs soient en général des salariés de l’État, que les opinions principales qui se forment dans ce pays soient échangées contre un traitement public et sanctionnées par une garantie du gouvernement. Il importe beaucoup que les philosophes vivent du commerce, de la sage fabrication et de la sage administration de leurs marchandises spirituelles.

Nous savons d’autre part la structure, le sens et la fonction de l’État français : cette grande machine de police, de justice, d’armée, de bureaux, ce grand appareil averti de ce qui se défait en France, de ce qui est lié et délié n’est pas un pouvoir spirituel. Mais une délégation et un instrument des puissances exclusivement temporelles : il est ce que le pays possède de plus résolument séculier. Il concentre et protège les intérêts, les plans, les biens de la classe maîtresse de la France. Toute son organisation, toute sa centralisation maintiennent les positions que cette classe a temporellement acquises.

Mais un État ne requiert point uniquement l’exercice des forces brutales de ses juges, de ses militaires, de ses fonctionnaires et de ses policiers. Il requiert encore des moyens plus subtils de domination. Il n’est pas toujours nécessaire de combattre et d’abattre par la force des adversaires déclarés : on peut les persuader d’abord. C’est

  1. Trahison des Clercs, p. 206.