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Page:Noailles-le-livre-de-ma-vie-adolescence-1931.djvu/12

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la revue de paris

cieux, des succès que me promettait le jour de réception de ma mère. Dans le salon de peluche bleue, meublé de sièges et de canapés dorés, j’avais vu, depuis mon enfance, entrer des hommes aux noms illustres, qui m’engageaient à mêler ma conversation à la leur. Là, tandis que je causais avec eux, sentant en mon esprit des conducteurs agiles diriger nettement vingt chars aux chevaux impetueux qui s’élançaient tous sans se heurter, sur une piste vaste et claire, je m’appréciais.

Ces instants allaient donc revenir ! Le soir, quand nous étions seuls avant l’heure du dîner, je faisais part à mon frère et à ma sœur de l’opinion que j’avais des dons que le destin m’avait accordés ; je les exposais comme on constate ce qui est en dehors de soi, ne vous appartient pas, ne rend point vaniteux. Dès ce moment je méritai la phrase tendre et sage, construite dans l’observation plaisamment aigüe, mais enveloppée d’indulgente amitié, que m’écrivit un jour, la dernière année de sa vie, Maurice Barrès : « Croyez bien, madame, que je pense de vous tout ce que vous en dites… »

Il devait en être autrement. Épuisée par la dépense de sensibilité que j’avais faite pendant tant de mois difficiles, habitée par cette énigmatique et débutante maladie qu’était l’appendicite, en ce temps-là méconnue jusqu’en ses évidents symptômes, je dépérissais. Ma mère, mon entourage n’y voulurent pas voir autre chose qu’un état d’insatisfaction, de rêverie élégiaque, d’incompatibilité de l’âme avec la vie. C’est alors que le courage des jeunes êtres est sommé de donner ses preuves : le mien fut absolu. Ma pensée étant occupée par les lectures que je faisais tout le jour, et le soir à la lueur d’une bougie, de Montaigne, de Flaubert, de Balzac, du sec Mérimée au style net et capiteux comme la noire vanille, de Barbey d’Aurevilly, saison des vins, versés dans des gobelets d’or, il ne me venait pas à l’esprit qu’un mal physique, pour violent qu’il fût, ne pût être surmonté. De même que mes premiers poèmes étaient tout empreints de la pensée de la mort sans que jamais je me la figurasse, et que je n’aie cru en elle que bien plus tard, au bord du lit d’un enfant de vingt-trois ans, le charmant Henri Franck, sur le cœur de qui je disposai, avec ce calme et cette acceptation momentanée des douleurs qui, peu d’instants après, s’irriteront pour ne se refermer