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Page:Noailles-le-livre-de-ma-vie-adolescence-1931.djvu/3

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adolescence

afin de ne connaître aucune amertume ni déception, il portait, durant ses promenades, une canne mouchetée de brun et de blond, passée à son cou par un long lacet. « J’ai souffert, jadis, m’avoua-t-il, d’avoir égaré, sans la pouvoir retrouver, une canne en bois précieux qui faisait mon délice ; j’ai formé le vœu de ne plus avoir qu’un seul exemplaire de tout ce qui est utile à l’homme, et de me l’assujettir avec tant de précautions que je ne puisse en être séparé. Jouissons de la vie ; efforçons-nous de n’en point souffrir. » Un seul vêtement, une seule paire de chaussures, un seul chapeau composaient l’habillement de ce philosophe flâneur. Mais son amour pour la grâce des femmes ne connaissait point cette étroitesse ; il les chantait toutes comme Sadi ; les louait comme le fait, à travers son mépris de l’univers, l’Ecclésiaste. D’un cœur fanatique il révérait l’œil dessiné en forme d’amande dans le visage de la pauvresse comme dans celui de la reine. Nous le vîmes descendre de voiture au centre mouvementé de Paris, pour acheter, chez un fleuriste, un bouquet onéreux, qu’il offrit à la gracieuse marchande de journaux ambulante, dont il avait distingué le regard veiouté. Respectueux et paternel devant notre extrême jeunesse, Panaïote Pencovitch, qu’on eût pu comparer à quelque bœuf humain pour l’épaisseur de la stature et la langueur innocente de l’expression élégiaque, se fit pour moi l’annonciateur de l’amour. Gravement, religieusement, il me décrivit, sans que la chasteté y put rien trouver à redire, l’ivresse unique de la passion, autour de laquelle il voyait se déployer le monde : paradis terrestre, prêt à servir le couple éternel. Détaché de sa profession chicanière après un long et minutieux labeur, il avait quitté Bucarest, et, vigoureux animal, docile à la nature, il cheminait dans la direction du soleil. Les bords de la Méditerranée l’enchantaient. Il dépeignait ce que serait pour mes yeux, en faveur desquels il élevait un perpétuel encens, la vue de l’immense azur liquide, des orangers épanouis, des parterres de fleurs, printaniers en toute saison. Je l’écoutais comme le jeune Bacchus de Léonard de Vinci tend l’oreille au bruit lointain des Ménades. Des bois sacrés se levaient devant mon imagination. En nous installant dans le train, qui, au début de novembre, nous emporta loin de