Page:Noailles - Les Éblouissements, 1907.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE VOYAGE SENTIMENTAL


Tendre audace, au travers de l’onduleux grillage
Ma main viendra toucher les lèvres et les dents
Du chanteur sans regards, sans forme, sans visage,
Dont je n’aurai perçu que le désir strident.

Alors je pourrai croire avoir connu dans l’ombre
Ce mystique baiser que souhaite mon sang,
Baiser dont on ne sait ni le nom ni le nombre,
Qu’on pense avoir reçu de l’infini puissant.

Et je serai pareille alors aux saintes vierges,
Nymphes en manteau noir du couvent espagnol,
Dont les pieds sont baisés par la flamme des cierges,
Dont le visage meurt d’un sanglot fol et mol,

Vierges aux yeux luisants, à la bouche fardée,
Qui désignent leur cœur comme un brûlant aveu,
Dont le regard s’éteint d’extase poignardée
Au milieu du parfum de rose des cheveux,

Et qui, pleines d’un deuil ineffable et trop tendre,
Ivres des pleurs versés sur la mort de leur dieu,
Brûlent d’humilité, et ne peuvent défendre
Leur bouche désolée et leur cœur radieux…