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Qu’importe si, là-bas, Torcello des lagunes
Communique aux flots bleus sa pâmoison d’argent,
Si Murano, rêveuse ainsi qu’un clair de lune,
Semble un vase irisé d’où monte un tendre chant !

Qu’importe si là-bas le rose cimetière,
Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs,
Semble implorer encor la divine lumière
Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir ;

Si, vers la Giudecca où nul vent ne soupire,
Où l’air est suspendu comme un plus doux climat,
Dans une gloire d’or les langoureux navires
Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts ;

Si, plein de jeunes gens, le couvent d’Arménie
Couleur de frais piment, de pourpre, de corail,
Semble exhaler, le soir, une plainte infinie
Vers quelque asiatique et savoureux sérail ;

Si, brûlant de plaisir et de mélancolie,
Une fille, vendant des œillets, va, mêlant
Le poivre de l’Espagne au sucre de l’Italie,
Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent !

Je ne quitterai pas ce petit puits paisible,
Cet espalier par qui mon cœur est abrité ;
Qu’Éros pour ses poignards retrouve une autre cible,
Mon céleste désir n’a pas de volupté !…