Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/120

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parts prête à se précipiter sur moi au fond de je ne sais quel abîme où je me croyois plongée.

— Et depuis que tu m’as vu ?

— Gabriel Payot, le vieux Balmat, le bon Terraz, Cachat le géant, Marguerite…

— Et personne de plus ?

— Personne.

— Comme l’air est frais ce soir ! abaisse ton bandeau : tu pourrois redevenir aveugle.

— Qu’importe ! je te le répète, je n’ai gagné à voir que de te voir, et à te voir que de t’aimer par un sens de plus. Tu étois dans mon âme comme tu es dans mes yeux. J’ai seulement un nouveau motif de n’exister que pour toi. Cette faculté qu’ils m’ont donnée, c’est un nouveau lien qui m’attache à ton cœur, et c’est pour cela qu’elle m’est chère ! Oh ! je voudrois avoir autant de sens que les belles nuits ont d’étoiles pour les occuper tous de notre amour ! je pense que c’est par là que les anges sont heureux entre toutes les créatures.

C’étoient ses propres paroles, car je ne puis les oublier. La conquête de la lumière avoit encore exalté cette vive imagination, et son cœur s’étoit animé de tous les feux que ses yeux venoient de puiser dans le soleil.

Mes jours avoient retrouvé quelque charme. On s’accoutume si facilement à l’espérance ! L’homme est si foible pour résister à la séduction d’une erreur qui le flatte ! Notre existence avoit pris d’ailleurs un nouveau caractère, je ne sais quelle variété mobile et agitée qu’Eulalie me forçoit à préférer au calme profond dans lequel nous avions vécu jusque-là. Ce banc de rocher sur lequel vous êtes assis n’étoit plus pour nous qu’un rendez-vous et qu’une station, où nous venions nous délasser en doux entretiens du doux exercice de la promenade. Le reste du temps se passoit à parcourir la vallée, où Eulalie seule me servoit de guide, enchantant mon oreille des impressions qu’elle recueilloit à l’aspect