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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/158

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que j’avois toujours dédaigné de voir, malgré les sages conseils d’Abou-Bedil, et dont toute la physionomie annonçait la plus honteuse avarice. Son œil était creux, fauve, éraillé ; sa figure hâve et plombée par de longs soucis ; son dos était voûté en quart de cercle, comme celui de ces malheureux ouvriers qui travaillent aux mines ; son corps grêle, épuisé par les privations, chancelait sous ses frêles appuis, comme un chalumeau vide que la faux du moissonneur a oublié en passant. Il pressoit sur sa poitrine un manteau d’une étoffe assez riche, probablement dérobé aux dépouilles de son prédécesseur, mais dont la trame usée ne présentoit plus qu’un tissu finement travaillé à jour qui menaçoit de se rompre de toutes parts. Il en releva soigneusement les pans avant de s’asseoir, pour ne pas l’exposer aux chances périlleuses d’un frottement, et il me parla ainsi :

« Voyageur du Fitzistan, me dit-il, j’aurais le droit de vous aborder avec des paroles de colère, car vous avez oublié le respect qui est dû à notre auguste maître, en lui donnant pour un hommage libre ce qui n’est, en effet, qu’une très-foible partie du tribut légal dont vous étiez tenu envers lui ; mais sa mansuétude toute-puissante impose silence à notre justice. Je viens donc vous signifier en son nom, et par égard pour votre qualité d’étranger qui peut excuser votre ignorance, que la moitié des trésors dont vous vous êtes notoirement emparé en maintes et diverses parties de ses États, lesquels s’étendent aux bornes du monde, relève de sa propriété souveraine, et que vous ne pourriez la retenir traîtreusement sans encourir la peine justement infligée aux crimes de lèse-majesté, c’est-à-dire la mort et la confiscation. »

À ce dernier mot, qui avoit une valeur particulière dans la bouche du grand visir, ses lèvres longues et étroites se relevèrent par les coins ; ses petits yeux en-