Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/22

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sans l’aimer ; cependant, pénétré de l’impossible de s’élever jusqu’à elle, il paroit avoir cherché à se distraire d’une passion invincible qui ne s’est trahie que dans les premiers moments de sa maladie, en se livrant à des études périlleuses pour la raison, aux rêves des sciences occultes et aux visions d’un spiritualisme exalté ; il devint complètement fou, et renvoyé de Corbeil, séjour de ses protecteurs, avec tous les soins que demandoit son état, aucune lueur n’a éclairci les ténèbres de son esprit depuis son retour dans sa famille. Vous voyez qu’il y a peu de fond à faire sur ses rapports, et que nous n’avons aucun motif de nous en alarmer. —

Cependant on apprit le lendemain que la reine étoit en jugement, et deux jours après, qu’elle ne vivoit plus.

Mon père craignit l’impression que devoit me causer le rapprochement extraordinaire de cette catastrophe et de cette prédiction. Il n’épargna rien pour me convaincre que le hasard étoit fertile en pareilles rencontres, et il m’en cita vingt exemples, qui ne servent d’arguments qu’à la crédulité ignorante, la philosophie et la religion s’abstenant également d’en faire usage.

Je partis peu de semaines après pour Strasbourg, où j’allois commencer de nouvelles études. L’époque étoit peu favorable aux doctrines des spiritualistes, et j’oubliai aisément Jean-François au milieu des émotions de tous les jours qui tourmentoient la société.

Les circonstances m’avoient ramené au printemps. Un matin (c’étoit, je crois, le 3 messidor), j’étois entré dans la chambre de mon père pour l’embrasser, selon mon usage, avant de commencer mon excursion journalière à la recherche des plantes et des papillons. — Ne plaignons plus le pauvre Jean-François d’avoir perdu la raison, dit-il en me montrant le journal. Il vaut mieux pour lui être fou que d’apprendre la mort tragique de sa bienfaitrice, de son élève, et de la jeune demoiselle qui passe pour avoir été la première cause du dérangement de son