Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/277

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Il soupira encore, et je soupirai aussi, mais ce n’étoit pas pour la même raison.

J’étois pressé de l’entraîner, car son exaltation qui croissoit à chaque pas sembloit le menacer d’un accès mortel. Il falloit que ce fût un jour néfaste, puisque tout contribuoit à aigrir sa mélancolie.

— Voilà, dit-il en passant, la pompeuse façade de Ladvocat, le Galiot du Pré des lettres abâtardies du dix-neuvième siècle, libraire industrieux et libéral, qui aurait mérité de naître dans un meilleur âge, mais dont l’activité déplorable a cruellement multiplié les livres nouveaux au préjudice éternel des vieux livres ; fauteur impardonnable à jamais de la papeterie de coton, de l’orthographe ignorante et de la vignette maniérée, tuteur fatal de la prose académique et de la poésie à la mode ; comme si la France avoit eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne ! Ce palais de bibliopole est le cheval de Troie qui a porté tous les ravisseurs du palladium, la boîte de Pandore qui a donné passage à tous les maux de la terre ! J’aime encore le cannibale, et je ferai un chapitre dans son livre, mais je ne le verrai plus !

Voilà, continua-t-il, le magasin aux vertes parois du digne Crozet, le plus aimable de nos jeunes libraires, l’homme de Paris qui distingue le mieux une reliure de Derome l’aîné d’une reliure de Derome le jeune, et la dernière espérance de la dernière génération d’amateurs, si elle s’élève encore au milieu de notre barbarie ; mais je ne jouirai pas aujourd’hui de son entretien, dans lequel j’apprends toujours quelque chose ! Il est en Angleterre où il dispute, par juste droit de représailles, à nos avides envahisseurs de Soho-Square et de Fleet-Street les précieux débris des monuments de notre belle langue, oubliés depuis deux siècles sur la terre ingrate qui les a produits ! Macte animo, generoso puer !

Voilà, reprit-il en revenant sur ses pas, voilà le Pont-