Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/309

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l’été, dans le cabinet de Frédéric, se laisser tomber sur un canapé après un petit salut assez brusque, camper ses pieds poudreux sur un tabouret, jeter sa perruque sur un fauteuil, se débarrasser de sa cravate, et s’éventer sans façon de son mouchoir de poche, pendant que le despote philosophe rioit à part et entre ses dents de ses sottes incartades. C’est que l’athée du roi se trompoit un peu sur ses véritables attributions à Potsdam. Les temps étoient changés, et non pas les choses, depuis Brusquet et Langeli. La Mettrie se croyoit l’égal de son maître, et il n’en étoit que le fou[1].

— Tout fou qu’il étoit, il entroit, je pense, quelque secrète combinaison dans son extravagance. La Mettrie avoit du bon ; je le connoissois fort peu, mais je préférois de beaucoup son entretien au verbiage diffus du directeur général de l’académie et à l’expansion cynique du vieux Formey, l’étourdi le plus fécond en spropositi que j’aie entendu de ma vie. L’originalité vraie ou fausse de La Mettrie étoit du moins féconde en aperçus piquants et nouveaux, en paradoxes ingénieux qu’il savoit énoncer d’une manière saisissante, et qui, après avoir fait sourire la raison, lui laissoient toujours à penser. Il avoit le bonheur de se convaincre de ses idées en les développant ; et comme il n’éloit pas dénué d’une certaine verve d’ima-

  1. Ce que Nodier dit ici de La Mettrie concorde parfaitement avec les renseignements fournis par les biographes et l’opinion des contemporains, « Quand La Mettrie entroit chez Frédéric, il se jetoit et se couchoit sur les canapés, est-il dit dans les Souvenirs de Berlin, t. V, page 405 ; quand il faisoit chaud, il ôtoit son col, déboutonnoit sa veste et jetoit sa perruque par terre. » Quoique le roi de Prusse ait composé l’Éloge de La Mettrie, ce philosophe, qui s’étoit compromis aux yeux mêmes de son parti par son livre de l’Homme machine, a été jugé très-sévèrement par Voltaire, d’Argens et Diderot. « Sa tête, dit ce dernier, est si troublée et ses idées sont à tel point décousues que dans la même page une assertion sensée est heurtée par une assertion folle, et une assertion folle par une assertion sensée, » La Mettrie, qui avoit composé des Lettres sur l’art de conserver la santé et de prolonger la vie, mourut, dit Voltaire, pour avoir mangé par vanité un pâté de faisans aux truffes. (Note de l’Éditeur).