Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/311

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— Une araignée ! s’écria-t-il en tirant sa montre d’un air soucieux. — Bon, bon, reprit-il aussitôt, le soleil n’est pas tout à fait couché.

Il prit ensuite sa place, après avoir rétabli soigneusement le parallélisme symétrique de sa fourchette et de son couteau, qui étoient tombés en croix, l’un sur l’autre, de la main du domestique. — Nous restâmes longtemps sans rien dire. Je ne pouvois voir dans les circonstances qui m’avoient frappé que le caprice d’un esprit singulier ou l’ironie trop prolongée d’un esprit supérieur qui se joue des folles erreurs du vulgaire, en les exagérant à dessein ; mais, comme j’avois à cœur de m’éclaircir de ce doute, je rompis enfin le silence :

— Pourrois-je vous demander sans indiscrétion, mon cher confrère, dis-je à La Mettrie, pourquoi vous ne vous mettez jamais en route le vendredi, si toutefois ce que vous m’en avez dit l’autre jour est autre chose qu’un prétexte en l’air ou qu’un malin persiflage ?

— Il n’y a rien de plus vrai, répondit La Mettrie, et je vous en dirai volontiers la raison. Je ne ferai pas valoir l’autorité des vieilles traditions de tous les pays sur la fatalité des jours : elle est universelle, elle est probable, elle s’appuie sur des exemples tellement multipliés qu’ils lui donnent presque la certitude de l’histoire. Mais vous savez que je n’admets, en matière de raisonnement, que ce qui repose sur des faits sensibles. Je ne vous demanderai pas s’il est des jours de votre vie dont vous voyez revenir l’anniversaire avec douleur, au bout d’un quart de siècle que vous avez déjà vécu ; mais s’il en étoit autrement, vous ne seriez pas homme, ou vous ne seriez pas digne de l’être. Il faut seulement que vous admettiez que ce sentiment naturel à l’individu n’est pas moins naturel à l’espèce, et qu’il y a des anniversaires calamiteux dans l’histoire des nations comme dans celle de l’homme. Eh bien, avez-vous réfléchi quelquefois sur ce qui s’est passé aux yeux de la terre, il a plus de dix-sept