Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/52

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jusqu’à la fin, et puis après nous irons dormir chacun de notre côté, si déjà vous ne dormez pas. M’y voilà donc.

Il est bon d’abord de vous remettre en mémoire qu’en 1792 je roulois gaiement, comme dit Montaigne, les beaux jours de ma dixième année. Je passois alors pour un petit garçon assez exemplaire et assez studieux, mais dont les progrès ne répondoient qu’imparfaitement aux avantages d’une organisation dont on auroit pu tirer un meilleur parti. C’est que j’avois une aptitude extrême à m’approprier des sentiments, et une incapacité bien prononcée pour m’approprier des idées. Je prenois en délices toutes les merveilleuses rêveries dont on berce l’imagination des enfants, en antipathie toutes les études positives dont on nourrit la première éducation des hommes ; et, comme je n’ai pas changé depuis, je suis devenu, en vieillissant, une espèce d’homme, sans cesser pour cela d’être une espèce d’enfant.

Dans les scènes multipliées qui se sont succédé devant moi, je n’ai jamais saisi qu’un certain côté idéal des choses, cette superficie plus ou moins colorée, qui n’est, à vrai dire, que le vêtement des faits, et que la raison compte souvent pour rien quand il s’agit de les apprécier. Pendant que mes contemporains amassoient laborieusement des matériaux solides pour construire l’histoire, je bâtissois, moi, des châteaux de cartes, et je me faisois des contes que je communiquois volontiers aux autres, parce qu’après le plaisir d’entendre des contes, il n’y a point de plaisir plus doux que celui de raconter. Si je me formois de temps en temps une opinion un peu plus arrêtée sur les événements ou sur les personnes, elle tenoit toujours, en quelque chose, de cette vie fantastique que je m’étois composée, et qui n’étoit elle-même qu’un conte un peu long, tantôt maussade, tantôt riant, toujours singulier et bizarre. Comme j’en savois d’avance le dénoûment, je m’ébattois de gaieté de cœur aux épisodes de la route, me raccrochant, de çà, de là,