Page:Nodier - Dissertations philologiques et bibliographiques.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les gens de lettres ont fait une révolution à l’avantage des gens riches, ceux-ci se passent de ceux-là. La valeur essentielle d’un homme est cotée à son cens de contribution. Il n’a pas besoin d’autre science pour devenir ce qu’on appelle drôlement un grand citoyen, que de celle d’amasser beaucoup et de dépenser le moins possible ; car nous vivons dans un siècle de perfectionnement. Les Comptes-Faits de Barême et l’Almanach royal composent toute la bibliothèque essentielle d’un éligible.

Il ne seroit donc pas étonnant que dans ces jours de prospérité littéraire, où les riches qui savent lire aiment mieux emprunter les livres et ne les pas rendre que de les acheter, l’art de la reliûre fût déchu tout naturellement de son ancienne splendeur ; et ce n’étoit vraiment pas la peine de chercher une autre cause à cette crise nécessaire ; on n’en juge cependant pas ainsi dans les bureaux d’un journal justement accrédité, qui professe un optimisme fort large, et qui trouve tout au mieux, à l’école romantique près, quoique l’école romantique ne soit en réalité que l’expression écrite de notre dévergondage social. Selon le spirituel rédacteur, la reliûre est tombée en France, parce qu’on ne veut plus relier les romantiques ; et cet arrêt est formel : les romantiques sont condamnés à mourir brochés, ils n’auront pas même un tombeau de basane où attendre la poussière et les vers, dans ces immenses nécropoles qu’on appelle les bibliothèques, à côté des classiques leurs contemporains, qui ont l’honneur de moisir dorés sur tranche. Cela est dur, mais cela est écrit, et quasi officiel.

Il y a beaucoup à rabattre, hélas ! de cette illusion poétique, et je le déclare à mon grand regret, car j’ai fait des livres aussi qui ne demandoient qu’à vivre, les pauvres diables ! Je conviens que je ne sais pas précisément s’ils sont classiques ou romantiques, et je suis assez disposé à croire in petto qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre ; mais c’est tout un, pour cette reliûre que j’ai appelée un art, et qui n’a rien de commun avec la reliûre de cabinet littéraire, d’échoppe et de magasin. Classiques ou romantiques, excentriques ou mixtes, elle ne veut point de nos œuvres (pardonnez-moi ce collectif présomptueux), et heureusement,