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que aussi nul et aussi stupide que s’il avoit passé sa vie au collége.

Les biographies ont étrangement négligé Bluet d’Arbères, dont les trois ou quatre volumes (et jamais on n’en a rencontré un exemplaire complet), se vendent 5 ou 600 francs, c’est-à-dire deux ou trois fois plus que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui n’est pas un ouvrage plus sensé, mais qui prouve plus de talent. Ce que l’on peut conclure de son indéfinissable fatras, c’est que le comte de Permission étoit né dans la dernière classe du peuple, et qu’il avoit commencé par être berger comme Sixte-Quint et Janseray-Duval. C’est en 1566 que le hameau d’Arbères, dans le pays de Gex, à quelques lieues de Genève, produisit à sa gloire éternelle ce grand homme sans lettres, dont les élucubrations représentent dans la bibliothèque d’un amateur la valeur commerciale des meilleures éditions de la Bible, d’Homère, d’Horace, de Platon, de Montaigne, de Molière et de La Fontaine. Infatué dès son enfance de visions apocalyptiques, il passa d’abord pour inspiré parmi les pauvres pasteurs du village, en attendant que l’adolescence l’eût remis à sa place naturelle, et réduit à n’être pour le reste de sa vie qu’un imbécille excentrique. Le récit ingénu jusqu’au cynisme qu’il nous a laissé des hallucinations de cet âge, donne lieu de présumer que certains gentillâtres savoyards, fort embarrassés de leur oisiveté et de leur argent, s’en firent tour à tour une espèce de fou à titre d’office, en le leurrant par le luxe des habits, et par les tentations plus séduisantes encore de l’amour physique auquel il étoit fort enclin. Jamais homme n’eut plus belles et plus nobles amoureuses que Bluet d’Arbères, et n’en fût accueilli avec des privautés plus capables de déranger un meilleur esprit, car les femmes prennent volontiers un cruel plaisir à faire des avances qui ne les compromettent point. Sous ce rapport, le stu-